CHAPITRE VII
Ébloui par cette chance inespérée, Cadfael ouvrait déjà la bouche pour le questionner à brûle-pourpoint, mais il songea soudain que l’homme était au travail, soumis au bon vouloir de son maître et bien content d’avoir trouvé un tel patron.
— On va s’apercevoir de votre absence, souffla-t-il. Je ne veux pas vous attirer d’ennui. A quelle heure êtes-vous libre ?
— A six heures, nous avons la pause, le temps de casser la croûte, répondit le boiteux avec un sourire fugace. Je craignais que vous ne repartiez avant que j’aie pu vous dire ce que je sais.
— Je vous attendrai, affirma Cadfael. Où voulez-vous ? Ici ? Dites-moi votre endroit, j’y serai.
— La dernière niche de la galerie, près du chantier où nous travaillons.
Avec les monceaux de pierres taillées et de bois de construction par-derrière, réalisa aussitôt Cadfael, et une vue dégagée sur le cloître et les éventuels passants. Quelle qu’en fût la raison, le boiteux était d’un naturel méfiant, à moins qu’il n’eût de bonnes raisons de se méfier ; il surveillait de près ses arrières et contrôlait sa langue.
— Pas un mot à quiconque, assura Cadfael en réponse au regard franc et direct des yeux gris.
— Trop de choses se sont passées par ici pour qu’un homme puisse se permettre de desserrer les dents. Un mot lâché à l’étourdie, ce peut être un couteau planté dans le dos d’un innocent. Je ne mets pas en cause votre habit, frère. Grâce à Dieu, il y a encore d’honnêtes gens.
Il fit demi-tour et retourna clopin-clopant vers le vaste monde où l’attendait sa tâche, au service de Dieu.
Dans la tiédeur relative de l’après-midi, ils s’assirent dans la dernière niche de la galerie nord du cloître, dont ils voyaient l’enfilade sur toute la distance du gazon. L’herbe était fanée après un automne anormalement sec mais le ciel chargé annonçait un changement de temps.
— Je m’appelle Forthred, dit le boiteux, et suis natif de Todenham, une dépendance du manoir de Deerhurst. Je me suis engagé au service de l’impératrice sous les ordres de Brien de Soulis et j’étais à Faringdon dans ses troupes pendant les quelques semaines où le château défendit sa cause. C’est là que j’ai vu le sceau dont vous avez les dessins. Je l’ai vu deux fois apposé sur des documents qu’il a certifiés. Sur ce point, pas de doute. La troisième fois où je l’ai vu, c’était sur l’acte qu’ils ont établi et scellé lorsqu’ils ont livré Faringdon au roi.
— Donc, la reddition s’est faite de façon formelle, s’étonna Cadfael. Je croyais qu’ils avaient simplement laissé pénétrer les assiégeants pendant la nuit.
— C’est ce qu’ils ont fait mais ils avaient leur acte tout prêt afin de nous le montrer, à nous, les hommes de la garnison, pour nous prouver que les six capitaines et, parmi nous, ceux qui les suivaient, avaient accepté le changement d’allégeance, et nous avaient engagés en même temps qu’eux. Je doute qu’ils auraient survécu jusqu’au soir sans cette précaution. Un refus de la part d’un ou deux des meilleurs, leurs hommes se seraient battus, et le roi Étienne aurait payé un prix sanglant pour Faringdon. Non, tout ça était prévu et ourdi à l’avance.
— Six capitaines et leurs compagnies, sous les ordres de Soulis, répéta Cadfael d’un ton lugubre, tous sous les ordres de Soulis ?
— C’est bien ça. Plus une trentaine de jeunes chevaliers ou écuyers sans suite, munis de leurs armes personnelles.
— Ceux-là, nous les connaissons. La majorité d’entre eux refusèrent de tourner casaque et sont à présent éparpillés, prisonniers des hommes du roi. Mais les six capitaines à la tête de leurs hommes étaient-ils de mèche ? Ont-ils apposé leur sceau sur l’acte de reddition ?
— Tous les six, évidemment. Sinon, les choses ne se seraient pas passées aussi facilement. La loyauté des simples troupiers s’adresse à leur propre chef. Ils vont là où va leur capitaine. L’absence d’un sceau sur ce parchemin aurait provoqué une bagarre ; celle d’un sceau bien particulier, une vraie bataille. Le sceau qui avait pour nous le plus de signification, le sceau le plus aimé, le plus crédible.
La voix du boiteux, quand il évoqua cet homme tant apprécié de la troupe, charriait plus d’émotion que les mots n’en exprimaient. Cadfael posa l’index sur son rouleau de parchemin.
— Celui-ci ?
— Celui-ci, confirma Forthred.
Il n’en dit pas plus et laissa délibérément s’installer le silence. Finalement, il s’assit et contempla fixement le gazon d’un regard manifestement absorbé par une vision intérieure.
— Et lui, comme les autres, a posé son sceau sur l’acte de reddition ?
— Son sceau ? Il était certainement là pour y être vu. Je l’ai vu de mes yeux. Sinon, jamais je n’aurais pu y croire.
— Comment s’appelle-t-il ?
— Geoffrey FitzClare, fils de Richard de Clare, qui était comte de Hertford et demi-frère de Gilbert, aujourd’hui comte de Hertford. Un bâtard de la maison de Clare. Il arrive que ces fils nés de la débauche soient meilleurs que les fils légitimes. Bien que Gilbert, pour ce que j’en sais, soit lui aussi un homme honnête. En tout cas, lui et son demi-frère se sont toujours aimés et respectés, apparemment, bien que les Clare brûlent d’ardeur pour Étienne et que ce frère accidentel ait choisi l’impératrice. Ils ont grandi ensemble ; le comte Richard avait amené son bâtard chez lui sitôt après sa naissance et l’aïeule prit soin de lui. Bref, ils se sont bien conduits envers Geoffrey et, après l’avoir élevé, ils l’ont établi dans l’existence. Tel est l’homme dont vous portez le sceau, ou du moins son image.
Il n’avait pas demandé comment Cadfael s’y était pris pour en exécuter la réplique.
— Où puis-je trouver ce Geoffrey ? questionna Cadfael. S’il s’est engagé avec ses hommes et tous les autres du côté d’Étienne, je suppose qu’il fait toujours partie de la garnison de Faringdon.
— Il est à Faringdon, soyez-en sûr, répliqua le boiteux, la gorge serrée, mais pas dans la garnison. Le lendemain de la reddition, on l’a ramené au château sur une civière, à la suite d’une chute de cheval. Il mourut dans la nuit. Il est enterré dans le cimetière de Faringdon. Il n’a plus besoin de son sceau.
Le silence s’abattit sur eux comme une chape. Abasourdi, Cadfael retint son souffle tandis que s’éveillaient lentement les résonances des mots qui n’avaient pas été prononcés car ils n’avaient pas besoin de l’être. La compréhension qui s’était établie entre les deux hommes se passait des rites du langage. Le boiteux obéissait sûrement à la nécessité impérieuse de tenir sa langue ; il détenait des secrets dangereux, il était estropié et devait continuer de vivre bien trop près d’hommes puissants qui, de leur côté, avaient beaucoup à dissimuler. Forthred avait fait preuve d’une belle confiance en l’habit bénédictin et l’on ne pouvait l’inciter à exprimer ouvertement ce qu’il avait laissé entendre implicitement.
D’autant qu’il ignorait encore comment Cadfael était entré en possession du sceau à la salamandre.
— Dites-moi comment les événements se sont succédé, demanda Cadfael avec précaution. Leur déroulement est essentiel.
— D’abord, il faut bien le dire, nous étions sous pression ; l’été était sec et, vu l’importance de la garnison, nos réserves d’eau étaient minces. De Cricklade, Philippe avait demandé et redemandé des renforts à son père, sans recevoir de réponse. Puis, un beau matin, nous nous sommes trouvés face aux officiers du roi que l’on avait laissés entrer pendant la nuit, et Brien de Soulis nous a enjoints de ne pas résister. Il nous a mis sous le nez cet accord, revêtu de son sceau et de ceux des cinq autres, tout le commandement de la garnison, à l’exception des jeunes hommes venus assurer la défense, pourvus de leurs seules armes et compétence. Ceux qui refusèrent d’approuver le changement d’alliance furent faits prisonniers, au vu et au su de tous les hommes. Quant aux hommes d’armes, ils n’avaient guère le choix, vu que nos maîtres nous avaient engagés.
— Et le sceau de Geoffrey figurait parmi les autres ?
— Le sceau y était, confirma Forthred. Mais Geoffrey n’était pas là.
La vérité s’était sourdement fait jour sur ce point. Le doute n’était plus possible : on lui avait fait son affaire.
— Ils nous ont dit qu’il s’était rendu à Cricklade pendant la nuit pour faire savoir à Philippe FitzRobert ce qui s’était passé. Et qu’avant de partir, il avait apposé son sceau sur l’accord. Le premier, parmi ses égaux, il l’y avait posé, de ses propres mains.
En l’absence de ce sceau, le changement d’allégeance de l’impératrice au roi n’aurait pas été si facile. Si son consentement avait manqué, ses hommes, et d’autres avec eux, auraient pris position derrière lui et il y aurait eu un combat.
— Et le lendemain ? questionna Cadfael.
— Le lendemain, il n’est pas revenu. Les officiers ont commencé à manifester de l’anxiété, comme nous tous, reprit Forthred du même ton neutre et inexpressif. Accompagné des deux capitaines dont il était le plus proche, Soulis monta en selle pour refaire la route que Geoffrey avait dû suivre. Au crépuscule, ils l’ont rapporté sur une civière, enveloppé dans un manteau. Ils l’avaient trouvé dans la forêt, dirent-ils, à bas de son cheval et sévèrement blessé. La monture suivait, sans cavalier. Il mourut dans la nuit.
Il mourut dans la nuit. Oui, mais quelle nuit ? s’interrogea Cadfael, conscient du tourment que la même question brûlante infligeait au manœuvre assis près de lui. Quoi de plus facile pendant la nuit de la trahison que de transporter dans un endroit discret le mort qui avait refusé de la ratifier, et de le ramener la nuit suivante, au vu et au su de tous, victime d’un accident tragique.
— Il fut enterré là-bas, à Faringdon, poursuivit Forthred. On ne nous a pas montré le corps.
— A-t-il une femme et des enfants ? s’enquit Cadfael.
— Non. Soulis a envoyé un courrier prévenir les Clare de son décès, Faringdon étant désormais de leur parti. Ils ont fait dire des messes pour lui, en toute bonne foi. Il n’avait pas de querelle avec la maison de Clare.
— Il me vient l’idée peu plaisante qu’il y aurait plus à en dire, avança prudemment Cadfael. Comment avez-vous été blessé, si vite après ?
Un sombre sourire traversa le visage trop bien contrôlé du boiteux.
— Une chute. J’ai fait une chute périlleuse. Du donjon dans les douves. Je n’aimais pas mon nouveau poste autant que le précédent mais il n’aurait pas été prudent de le montrer. Comment l’ont-ils su ? Comment font-ils pour savoir ? Il y avait toujours quelqu’un entre la porte du château et moi. J’étais en train de me laisser glisser de l’autre côté du mur quand quelqu’un a coupé la corde.
— En vous abandonnant sans secours de l’autre côté ?
— Pourquoi pas ? Ce ne serait jamais qu’un accident de plus ! J’ai réussi à ramper jusqu’au couvert des bois et là, de braves gens m’ont trouvé. Ça s’est ressoudé de travers mais je suis vivant.
Il y avait là des dettes monstrueuses qu’il faudrait régler un jour : le prix d’une vie, celui d’un corps délibérément et froidement mutilé. Brusquement, Cadfael se sentait tourmenté par l’idée d’une dette personnelle contractée envers cet homme qui lui avait bravement fait confiance et s’était ouvert à lui sans rien attendre en retour. Il détenait une bribe d’information qui, de façon perverse et insuffisante certes, pourrait néanmoins fournir une preuve que la justice, fût-elle indirecte ou tardive, finit toujours par s’accomplir.
— J’ai quelque chose à vous dire, Forthred, que vous ne m’avez pas demandé. Ce sceau, qui fut utilisé pour étayer une trahison, est à présent entre les mains de mon évêque à Coventry. Il y est parvenu dans les bagages d’un homme qui assistait à la conférence de Coventry et y fut tué sans que l’on sache par qui. Cet homme avait avec lui son sceau personnel – rien de plus normal –, mais aussi le sceau à la salamandre dont j’ai fait le dessin, celui de Geoffrey FitzRichard de Clare qui a voyagé de Faringdon à Coventry dans les fontes de Brien de Soulis. Et Brien de Soulis est mort à Coventry, le cœur transpercé par une dague.
Le maître maçon traversait l’extrémité de la galerie du cloître pour regagner le chantier. Forthred se leva lentement pour le suivre et son sourire, triste mais apaisé, exulta un bref instant avant de disparaître sous la façade d’indifférence habituelle.
— Dieu n’est ni sourd ni aveugle, dit-il à voix basse. Il n’est pas non plus oublieux. Loué soit Dieu !
Il s’éloigna dans la galerie vide puis traversa le préau gazonné sous le regard de Cadfael. Il boitait fortement.
A présent, il n’avait plus la moindre raison de s’attarder là une heure de plus et nul doute quant à sa prochaine destination. Il partit à la recherche de l’hospitalier, lui fit ses adieux et monta en selle dans la cour des écuries. Il n’avait pas encore accordé un instant de réflexion à la façon dont il allait s’y prendre pour s’introduire à Greenhamsted, mais, s’il y a plusieurs manières de forcer la porte d’un château, la plus simple est parfois la meilleure. Surtout pour un homme qui a renoncé aux armes et prononcé des vœux qui lui interdisent violence et duplicité. La vérité est une dure maîtresse, il en coûte de la servir mais cela simplifie les problèmes. Et même un apostat peut estimer honorable de respecter ces vœux comme s’ils n’étaient pas déjà rompus.
Heureux de prendre de l’exercice, le jeune et fringant rouan de Hugh sortit de sa stalle en piaffant ; la lumière irisait les reflets multiples de sa robe mélangée de blanc, d’alezan et de noir. En quittant Deerhurst, ils prirent la route du sud. Ils avaient quelque quinze miles à couvrir, estima Cadfael, compte tenu du grand détour indispensable pour éviter Gloucester qu’ils laisseraient sur leur droite.
De lourds nuages fondaient vers eux ; ce serait un plaisir de s’offrir un bon galop.
Partis de la large vallée aux prés gorgés d’eau, ils montèrent sur les flancs des collines, à travers les villages d’éleveurs de moutons dont les négociants en laine appréciaient les belles toisons. Ils se trouvaient aux confins de la zone la plus active du champ de bataille et l’élevage local avait souffert mais l’essentiel des combats consistait en attaques dispersées entre les garnisons des châteaux, chaque faction harcelant l’autre au cours d’une succession d’échanges dévastateurs ; désigné comme centre des opérations du côté de l’impératrice, Faringdon stabilisait à présent le front du roi Etienne et maintenait libres les communications entre Malmesbury et Oxford. Une guerre désormais un peu languissante quoique toujours perverse, réalisa Cadfael. Le comte Robert le Bossu avait raison : un jour viendrait où ils devraient finir par s’entendre car aucun des deux camps n’était à même d’infliger à l’autre une défaite irrémédiable.
Une fois comprise cette évidence, pourrait-elle être pour un chevalier une raison suffisante pour le faire changer de camp et transférer ses pouvoirs et ses armes vers l’autre faction ? se demandait Cadfael qui prêta au chevalier fictif ce raisonnement : Je me bats depuis neuf ans pour l’impératrice et je sais que nous n’avons pas progressé d’un pouce vers une éventuelle victoire qui ramènerait l’ordre et le gouvernement dans ce pays. Je me demande si l’autre parti, en admettant que je me rallie à lui en entraînant mes hommes derrière moi, pourrait réussir ce à quoi nous avons échoué, résoudre les différends et faire taire les armes. Tout ce qui est nécessaire pour mettre fin à cet interminable gâchis. Oui, il semble que cela pourrait valoir la peine. Mais il faudrait que le sectarisme ait décru jusqu’à épuisement pour parvenir à l’idée désespérante que n’importe quelle façon de mettre fin à l’anarchie serait préférable à sa persistance.
Que pourrait-il y avoir après cette étape si la nouvelle alliance se révélait aussi vaine, incapable et exaspérante que l’ancienne ? Rien qu’un dégoût profond à l’égard des deux factions et le retrait afin de réserver ses dernières énergies pour une meilleure cause.
La route que suivait Cadfael montait vers les hautes terres et s’étirait devant lui, droite comme une flèche. Les villages prospères de la région étaient clairsemés et situés de préférence à l’écart de la grand-route. Il fut contraint de tourner bride pour trouver une habitation où quelqu’un lui indiquerait son chemin. Le regard du valet de ferme qui vint à sa rencontre s’aiguisa lorsqu’il lui demanda comment rejoindre La Musarderie.
— On voit bien que vous n’êtes pas d’ici, frère ! s’exclama-t-il. Vous ignorez sans doute que la place forte est tombée en de nouvelles mains. Si vous avez affaire aux Musard, vous ne les y trouverez plus. Robert Musard s’est fait prendre dans une embuscade il y a des semaines, des mois de ça, et il a dû céder son château au fils du comte de Gloucester, celui qui s’est récemment déclaré pour le roi Étienne.
— Mais si, je l’ai entendu dire, répondit Cadfael. Mais j’ai entrepris une mission et dois la mener à bien. J’imagine que le changement n’est guère apprécié dans les parages.
L’homme haussa les épaules :
— Il laisse la paix à l’Église et au village, à condition qu’aucun prêtre et aucun prévôt ne se mettent en travers de son chemin. Mais les Musard étaient là depuis que le premier roi Guillaume avait donné le manoir à l’aïeul de Robert et, aujourd’hui, personne n’attend rien de meilleur de ce changement. Allez-y doucement, frère ; si vraiment vous devez y aller. Il sera sur ses gardes avant même que vous n’approchiez de ses murs.
— Il n’a pas à craindre de ma part de hauts faits d’armes, repartit Cadfael. Quant à ce que j’ai à craindre de lui, je m’y suis préparé. Merci, l’ami, de m’avoir averti. Dites-moi, maintenant, par où je dois m’y rendre.
— Retournez à la route, lui fut-il conseillé avec un haussement d’épaules qui sanctionnait sans doute son obstination fatale, et suivez-la sur un bon mile, jusqu’à ce que vous trouviez à droite un sentier qui vous mènera à Winstone. Traversez la rivière par le gué et escaladez l’autre flanc à travers bois. Quand vous arriverez à l’orée, le château se dressera face à vous, haut perché. Le village situé sur la crête, derrière le château, est encore plus élevé. Tenez bien votre monture, frère, et revenez sain et sauf.
— A la grâce de Dieu ! lança Cadfael.
Après un dernier geste de gratitude, il fit faire demi-tour à son rouan pour retrouver la grand-route.
Il y a bien des façons de pénétrer dans un château, songeait-il en traversant le village de Winstone. La plus simple, pour un homme seul et sans armes, est de s’avancer jusqu’à la porte et demander qu’on le fasse entrer. Manifestement, je ne suis pas armé, le jour cède la place à un crépuscule précoce et glacial et l’hospitalité est un devoir sacré. Il incombe tout particulièrement aux nobles d’offrir le gîte et le couvert aux ecclésiastiques et aux moines qui en ont besoin. Nous allons voir quelle est la mesure de la noblesse de Philippe FitzRobert.
Explorant toujours la même veine, Cadfael poursuivit : si vous désirez vous entretenir avec le gouverneur, le moyen le plus évident consiste à demander ; et l’histoire la plus inébranlable pour être introduit en sa présence est la vérité. Il tient captifs deux hommes – à présent, la chose est pratiquement certaine –, deux hommes auxquels il ne veut aucun bien. Vous-même voulez qu’ils soient libérés indemnes et vous disposez de bons arguments pour obtenir qu’il reconsidère ses intentions à leur égard. Quoi de plus simple ? Pourquoi compliquer les choses en usant de voies détournées ?
Une fois passé Winstone, la route filait droit vers l’ouest et se muait progressivement en un layon bien entretenu et sûrement très fréquenté. Laissant derrière lui landes et boqueteaux, il s’enfonçait subitement sous d’épaisses frondaisons et multipliait à travers les arbres des virages serrés avant de plonger au fond d’une vallée encaissée. Cadfael entendit l’eau qui coulait tout en bas ; ce n’était pas le grondement d’un cours d’eau puissant mais le clapotis cristallin d’une mince rivière sur son lit de galets. Il déboucha bientôt sur la rive herbeuse et pentue où une étroite langue de gravier conduisait jusqu’à l’eau, marquant le début du gué. De l’autre côté, le sentier escaladait le flanc est, presque aussi raide que son vis-à-vis et parsemé de troncs énormes qui dissimulaient à Cadfael ce qui l’attendait plus loin.
Il franchit le gué et entama l’escalade. Très vite, la lumière et des lambeaux de ciel apparurent entre les arbres, annonçant l’orée de la forêt. Cadfael déboucha sur une terre nue, défrichée jusqu’au dernier buisson ; et là, devant lui, au-dessus de lui, distant d’un demi-mile, le château de La Musarderie couronnait son promontoire.
Le frère avait vu juste. Au cours de quatre générations, les propriétaires précédents, incontestés, avaient eu le temps de construire le château dans la pierre locale, de l’agrandir et de le fortifier. Les premières palissades de fortune, hâtivement élevées en bois soixante-quinze ans plus tôt par le premier Musard afin d’établir et d’assurer sa propriété, avaient disparu depuis longtemps. L’ensemble massif comprenait une courtine crénelée, les tours jumelles de la porte, carrées et puissantes, qui défendaient l’accès du côté est, et les crêtes serrées d’autres tours de flanquement entourant le haut donjon central. Derrière le château, le terrain accidenté, fait de plans rompus et de dénivellations abruptes, s’élevait jusqu’à une crête étendue, le long de laquelle Cadfael devina plus qu’il ne les vit le sommet d’un clocher et ce qui lui parut être la pente d’un toit, seuls signes apparents du village de Greenhamsted ; en revanche, pas un taillis, pas même un arbrisseau ne faisait obstacle à la surveillance de la chaussée nue et rectiligne qui menait droit à la porte du château. Nul n’était autorisé à s’approcher à couvert de La Musardière.
Désireux d’être vu et sommé de se présenter, Cadfael entama résolument l’escalade. Philippe FitzRobert n’était pas homme à tolérer la moindre défaillance de la part de ses hommes, alertés bien avant que Cadfael n’arrive à portée de voix. Il entendit à l’intérieur le bref appel d’un cor. Les grandes portes doubles étaient fermées. Il était assez tard dans la soirée pour que la sécurité fût partout assurée mais une poterne était encore ouverte, suffisamment haute et large pour permettre le passage d’un cavalier, voire même d’un cavalier au galop et poursuivi, et pourtant légère et d’un maniement facile pour qu’on puisse la fermer d’une poussée, puis la barrer sitôt l’homme en sûreté à l’intérieur. Les archères percées dans les tours jumelles trapues qui flanquaient la porte permettaient d’ouvrir un double champ de tir sur les poursuivants. Très judicieux, approuva Cadfael, subitement confronté aux instincts qui l’avaient guidé lors de combats anciens mais inoubliables.
Même s’il la voit innocemment ouverte, un homme s’approche avec discrétion d’une telle poterne, les deux mains bien en vue, sans précipitation et sans hésitation. Cadfael mit son cheval au pas pour franchir les derniers mètres et, bien qu’il n’y eût apparemment pas âme vivante pour l’accueillir ou lui faire obstacle, l’arrêta à l’extérieur.
— La paix soit avec vous ! cria-t-il avant de s’engager lentement dans la poterne et de pénétrer dans la première cour sans attendre de réponse.
Sous la voûte sombre de la porte, des hommes étaient postés de chaque côté et lorsqu’il entra, deux autres l’attendaient qui se saisirent prestement de la bride et de l’étrier, sans le bousculer ni le menacer ; attentifs, seulement.
— Et avec tous ceux qui l’apportent, répondit l’officier qui sortait du corps de garde, le sourire aux lèvres, un sourire assez mince, il est vrai. Comme c’est le cas pour vous, frère. Votre habit en témoigne.
— C’est un témoin sincère, confirma Cadfael.
— Qu’est-ce qui vous amène dans ces parages ? questionna le sergent. Où allez-vous ?
— Ici, à La Musarderie, répondit Cadfael sans détour, si vous voulez bien m’héberger un moment, jusqu’à ce que je puisse m’entretenir avec votre seigneur. Mon objectif s’arrête là. Je viens demander une audience à Philippe FitzRobert et l’on m’a dit qu’il est ici. A votre convenance comme à la sienne, lorsqu’il le jugera opportun. J’attendrai avec plaisir le temps qu’il faudra.
— Etes-vous envoyé par quelqu’un d’autre ? questionna le sergent, indifférent. Philippe FitzRobert sort des griffes des évêques. Etes-vous venu parler au nom des vôtres ?
— D’une certaine façon, oui, admit Cadfael. Mais aussi en mon nom. Si vous voulez être assez bon pour lui transmettre ma requête, je ne doute pas qu’il donnera lui aussi son avis.
Ils l’entouraient mais à une distance correcte, vifs et curieux, avec des sourires timides tandis que leur sergent prenait tout son temps pour se faire une idée du visiteur et de ce qu’il allait en faire. La cour n’était pas très grande mais le vaste espace dégagé au-delà des murs du château compensait cet inconvénient. Du chemin de ronde le long du mur, la vue devait s’étendre assez loin pour sonner très tôt l’alarme si des troupes armées s’avançaient et assurer un champ de tir meurtrier aux archers dont le nombre était probablement très élevé dans une telle garnison. Les ateliers, magasins, armurerie et les quartiers accolés tout au long du mur intérieur étaient pour la plupart des constructions de bois. Le feu est évidemment une menace, se dit Cadfael, mais le danger limité : la grande salle, le donjon, les tours et les courtines sont entièrement en pierre. Il se demanda pourquoi il étudiait les lieux comme s’il s’agissait d’un objectif militaire, d’une forteresse promise à l’assaut. En fait, c’était bien un assaut qu’il s’apprêtait à livrer à La Musarderie ; mais le style en serait différent.
— Mettez pied à terre, frère, et soyez le bienvenu, dit aimablement le sergent. Jamais nous ne fermons notre porte aux hommes qui portent l’habit monastique. Quant à notre seigneur, il vous faudra l’attendre un peu car il n’est pas au château mais, n’ayez crainte, votre demande lui sera transmise. Laissez Peter s’occuper de votre cheval et il vous apportera vos fontes dans le logis qui vous est destiné.
— Je panse moi-même mon cheval, répondit placidement Cadfael, qui tenait essentiellement à savoir où le retrouver en cas de besoin, bien que le sergent fût certain d’avoir affaire à un simple moine de passage qu’on ne pouvait suspecter de duperie. J’ai moi-même été homme d’armes, il y a bien longtemps. L’habitude une fois prise, on ne peut plus s’en débarrasser.
— Parfaitement exact, acquiesça le sergent, flattant avec indulgence les manies de l’ex-vieux guerrier. Alors Peter va vous conduire et, quand vous aurez terminé, vous trouverez dans le corps de logis quelqu’un qui vous installera. Si vous avez porté les armes, vous devez être habitué à la cantine du soldat.
— Je l’apprécie, répondit Cadfael avec entrain.
Tenant son rouan par la bride, il suivit le garçon d’écurie, tout content de pénétrer dans les cours. Pas un détail ne lui échappa et tous signifiaient que Philippe entretenait une maison active et bien entraînée. A vrai dire, il n’en attendait pas moins de la personnalité sombre et courtoise qu’il avait brièvement croisée en privé dans l’église du prieuré de Coventry. Dans tous les châteaux forts, les cours abritent une existence originale et variée qui se déroule sans tapage autour du puits, dans la boulangerie, l’armurerie, les magasins et les ateliers selon deux disciplines parallèles, l’une militaire et l’autre domestique. Ici, dans cette région où sévissait la guerre, si sporadiques que fussent les dangers, la vie domestique au château de La Musarderie semblait avoir été réduite au minimum et se passer pratiquement de femmes. Peut-être l’intendant de Philippe avait-il une épouse, chargée d’une éventuelle domesticité féminine, mais l’économie rigidement militaire et austèrement virile fonctionnait avec une efficacité intransigeante, sûrement imposée par son seigneur. Célibataire et sans enfant, Philippe était entièrement possédé par le conflit démoniaque dont, semblait-il, nul n’était capable de venir à bout. Sa forteresse reflétait son obsession.
Dans la cour et dans les écuries, l’activité était incessante. Appliqués à leurs tâches, les hommes allaient et venaient sans précipitation mais sans désemparer et le brouhaha incessant des voix rappelait le bourdonnement d’une ruche. Peter, le garçon d’écurie, aida Cadfael à desseller et décharger son cheval, puis à le panser et l’abreuver avant de l’installer dans une stalle. Il était plaisant et disert et, lorsqu’ils eurent terminé, il orienta aimablement le frère vers le corps de logis où le secrétaire de l’intendant le reçut, l’air légèrement surpris ; d’un haussement d’épaules tout aussi bénin, il signifia son accord, comme s’il s’agissait d’un visiteur d’une espèce inattendue mais somme toute inoffensive. Il lui offrit un lit comme s’il lui était dû, lui expliqua comment trouver la chapelle, car l’heure des vêpres était déjà passée, et se ménagea une courte pause avant de remercier pour les bénédictions présentes et invoquer leur aide lors des discordes futures. Un bénédictin âgé qui demandait l’asile pour la nuit, l’épisode était trop mince pour retenir plus de quelques minutes l’intérêt d’un secrétaire, même à La Musarderie où les hôtes volontaires étaient rares.
La chapelle occupait le centre du donjon, et Cadfael s’étonna qu’on l’y laissât seul et sans surveillance. La garnison de Philippe autorisait sans hésiter l’accès des moines dans les défenses vitales du château fort, elle l’avait même logé dans le donjon, et cette confiance ne pouvait avoir d’autres raisons que la simple conviction qu’il était honnête et le respect pour son habit. De quoi l’inciter à examiner de plus près ses propres mobiles et méthodes et de s’assurer de la loyauté de sa propre démarche. Il n’était pas d’autre voie que le droit chemin, qu’il conduise au succès ou au désastre.
Il fit très gravement ses dévotions tardives dans la chapelle de pierre glaciale, agenouillé devant un autel couvert d’un drap austère et éclairé par une seule lampe fixe. Tout là-haut, la voûte était noyée dans la pénombre et le froid aiguisait son esprit tout en raidissant sa chair. Grand Dieu, comment puis-je aborder un homme pareil ? Comment ferais-je jamais le poids devant Philippe ? En rejetant l’un des blasons, il s’est exposé sans défense aux reproches et à la condamnation ; en adoptant l’autre, il a simplement recouvert ses blessures sans les avoir guéries. Je ne sais que faire de ce Philippe.
Lorsqu’il se releva, il entendit, très amorti par la distance, le claquement sec de sabots sur les pavés de la cour. Un seul cheval et un seul homme, pas plus effrayé que lui-même de sortir en solitaire d’un château fort pour parcourir une région où les châteaux étaient autant de proies dont on s’emparait à la première occasion et autant de geôles redoutables. Un instant plus tard, Cadfael perçut l’écho assourdi des pas du cheval que l’on menait à l’écurie jusqu’à ce qu’il décrût dans le silence. Il sortit de la chapelle, traversa le corps de garde et les portes du donjon dont le soleil couchant caressait de sa pâle lueur les piliers noirs du portail. En sortant dans ce qui paraissait par contraste le plein jour, il se trouva sur le chemin de Philippe FitzRobert qui, sitôt après avoir mis pied à terre, traversait la cour pour se rendre dans le corps de logis tout en ôtant son manteau qu’il plia sur son bras. Ils s’arrêtèrent face à face à quelques mètres l’un de l’autre.
Le vent du soir avait ébouriffé les cheveux noirs de Philippe qui avait chevauché tête nue. Les courtes mèches balayaient son front élevé, ce qui l’obligeait à froncer les sourcils pour bien voir. Il était vêtu de noir, sans le moindre ornement. Sa distinction tenait uniquement à son allure. En mouvement comme au repos, son corps élancé, tendu comme un arc, gardait son élégance.
— L’on m’a dit que j’avais un hôte, dit-il en clignant des yeux. Frère, il me semble vous avoir déjà vu.
— J’étais à Coventry, répondit Cadfael, dans la foule. Peut-être m’avez-vous aperçu.
Un silence s’établit entre les deux hommes immobiles.
— Vous étiez présent, assura bientôt Philippe, tout près, mais vous n’avez pas ouvert la bouche. Je me le rappelle fort bien, vous étiez là quand nous avons découvert le corps de Soulis.
— J’y étais, confirma Cadfael.
— Et maintenant, vous venez me voir. Vous souhaitez me parler, m’a-t-on dit. Au nom de qui ?
— Au nom de la justice et de la vérité, telles que je les ressens, du moins, répliqua Cadfael. En mon nom et en celui d’un homme dont je suis l’avocat. Et pour finir, sire, peut-être même en votre nom.
Les yeux sombres ajustèrent leur vision à la lumière tombante ; ils étudièrent en silence le visiteur, apparemment sans trouver à redire à la hardiesse de sa réplique.
— J’aurai le temps de vous écouter après le souper, déclara Philippe, dont la curiosité n’altéra pas la voix courtoise. Venez chez moi lorsque je quitterai la grande salle. Tout le monde ici est en mesure de vous indiquer où me trouver. Si vous le désirez, vous pouvez concélébrer complies avec mon chapelain. L’habit monastique m’inspire le respect.
— Cela, je ne le peux, repartit franchement Cadfael. Je ne suis pas prêtre. Je ne peux même pas revendiquer de plein droit le port de cet habit. Je suis absent de mon abbaye sans l’autorisation de mon abbé. J’ai rompu le lien. Je suis apostat.
— Pour une bonne cause ! dit Philippe dont le regard s’attarda longuement sur le frère avec un intérêt vif mais contenu.
Puis, abruptement il déclara :
— Venez quand même !
Il fit demi-tour et entra dans le corps de logis.